jeudi 25 janvier 2018

Le Poids du Ciel - Chapitre 1° Danse des âmes modernes_5 Jean Giono

Il est monté à cheval sur la roue au milieu de l'eau et il cloue ses planches. Il aura comme ça un peu plus de force. C'est une machine qui ne sert qu'à donner de la force. Elle sert à ramasser un peu de la force qui est dans ce monde et qui se perd. Elle ne fait absolument rien cette machine. Elle apporte seulement de la force. Elle n'efface pas l'homme ; sans l'homme la force arriverait dans l'atelier. Mais elle ne pourrait rien faire. Elle serait exactement pareille à ce qu'elle est dans le ruisseau. C'est une machine qui ne fait pas aller plus vite. Pourquoi plus vite ? Est-ce qu'on n'a pas le temps ? Le temps, c'est le temps pendant lequel on vit ! Elle n'oblige pas à Jules à faire plus de draps qu'avant quand il pédalait avec ses pieds ! Il en ferait plus ? Pourquoi ? Là comme il fait, il en produit assez pour habiller toute la vallée, du haut en bas et des pieds à la tête ! Même il en reste ! Il en resterait plus ? Ça serait de la fatigue en magasin ! Le corps aussi ça s'économise ! Il faut bien nous laisser la liberté de vivre quoi !
Il irait habiller les autres vallées ? Ah, laissez donc les autres vallées ! Qu'elles s'habillent si elles ne veulent pas aller nue ! Et si elles n'ont pas d'atelier comme le mien, laissez faire qu'un hiver où deux le froid leur pince les fesses et ils trouveront bien la malice de torsader leur laine et de la tramer ! Allez donc ! Ce ne sont pas les ruisseaux, ni les moutons, ni les roues de bois qui manquent ! Ni les hommes travailleurs, ni ceux que ça intéressera de combiner des draps, des couleurs, des tentures dans les autres vallées là-bas ! Pourquoi voulez-vous que je prenne la place de ceux-là ? Il faut de la place pour tout le monde ! Il faut que tout le monde vive ! Faut bien qu'ils mangent ceux-là, là-bas aussi ! Je n'peux pas manger plus que mon ventre moi ! Pourquoi voulez-vous que j'accapare la nourriture des autres ?
C'est une machine sans initiative. C'est une machine domestique. L'homme garde pour lui l'initiative, le plaisir de travailler. L'homme garde la joie de créer. Et il arrange sa roue paisiblement à coup de marteau. Et puis tenez, il se repose. Il a le temps. Il fume une cigarette et il regarde la terre autour de lui. Henriette est sous les saules avec ses paquets de laine de toutes les couleurs ; et on la voit marier les fils entre les doigts, et reculer la tête pour voir comment ça fait.
Les faucheurs taillent des couloirs dans les champs de blé. La moisson est drue sur la terre. On dirait que toutes les tiges sont bâties en fer. Les lieurs de gerbes se reposent près des lisières. Un a mis le genoux en terre. Il a dressé la gourde et boit avec un fil de vin qui fait l'arc.
Les fermes sont de loin en loin dans la vallée, d'abord posées sur un petit carré de pré vert, puis entourées de blé sur pied, puis d'éteules déjà rasées ; tous les champs sont bordés de lignes de saules en laine bourrue ou de vergnes qui sont comme des points de croix, ou de frênes tous très verts. Une ligne verte autour du champ, bien encadrée, et de temps en temps de dessous cette bordure d'ombre les hommes sortent, entrent dans le champ et travaillent. D'autres vont sur la route balançant sur l'épaule la faux qui de temps en temps reflète l'éclair du soleil, et fait voler les alouettes.
De carré d'arbres en carré d'arbres, de champ en champ, de ferme en ferme, avec les perches, les groupes d'hommes, les chevaux, les chars, les chemins, tous s'ajoutant, la vallée s'allonge d'ombre en ombre, de soleil en soleil, avec le frémissement des trembles et le lourd reflet sombre que se passent lentement de l'un à l'autre les frênes et les saules jusqu'au grand verger comme un marécage d'ombres où dort le village, avec deux grands toits luisants qu'on voit, et le clocher déjà rogné d'un côté par l'ombre de la montagne, et il n'est plus comme une tour, il est comme une navette de tisserand. Et de village en village avec les champs et les fermes, la vallée s'allonge le long du torrent, tourne la montagne, on ne la voit plus, et de détour en détour, tournant des montagnes et des montagnes, on l'imagine, s'allonge jusqu'aux plaines, s'élargie, occupe la terre, avec ses villages, ses vergers, ses fermes auréolées de prés verts, puis de moissons, puis d'éteules, où deux, trois, quatre ou dix points noirs travaillent, qui sont des hommes, des paysans.

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