vendredi 26 janvier 2018

Le Poids du Ciel - Chapitre 1° Danse des âmes modernes_4 Jean Giono

Le berger dit oui. Il dit qu'ils ont besoin de couvertures et de draps de costume et que la cadette a envie d'un tartan pour les veillées. Il le lui a entendu dire souvent. Oh, et encore bien d'autres choses qu'il sait, oui, le père, la mère et les enfants. Ils ont tous besoin de quelque chose. Et pour la jument, une couverture à carreaux. Ces besoins paisibles qui sont contentés avec de simples choses pures. Et quand la cadette aura son manteau elle s'arrêtera dans le chemin creux toute seule pour se regarder, penchant sa tête sur tout son corps, et là, arrêtée, elle fait onduler ses hanches pour voir comment ça fait quand elle marche.
Mais tout ça est encore très loin. La laine est encore sur le dos des moutons, et l'herbe que les moutons devront manger avant qu'on les tonde, n'est pas encore sortie de terre dans le pré. C'est égal. Pourquoi voulez-vous qu'ça presse ? Un beau manteau en laine de ces moutons là que la cadette vient regarder dans la bergerie, imaginant que la laine de celui-là, une fois lavée et foulée, sera comme de l'argent. Et celle de l'autre là-bas, couleur de terre fraîche, est déjà, là, près des claies. Elle cligne de l'oeil vers les moutons. Puis elle cligne de l'oeil vers ses hanches, et cette courbe là, devant, que font ses gros seins et son ventre plat de fille, pour voir comment ça fera quand elle sera habillée en mouton.
Alors, c'est égal ! Rien ne presse. C'est déjà une chose qui donne du plaisir.
- Et pour moi il faudra que tu m'en fasses pour une grosse veste de draps roux.
- Oh, alors là soit tranquille. Si tu as seulement de la laine mérinos, alors apporte-moi ça et tu verras. J'ai trouvé un truc : tu fais bouillir des racines de gentiane jaune pendant quatre heures, avec guère d'eau et que ça réduise bien. Ça reste vert mais ne t'en fais pas. Trempe seulement ta laine là-dedans et tu verras. Ça fait un jaune qui est comme le reflet de l'or.
- Oh, mais dis donc, moi je suis berger tu sais, et puis dis donc ça n'est plus de mon âge, et puis dis donc pour être habillé en or regarde-moi je ne suis pas le pape !
- Ah, tu es toujours assez honnête pour être habillé honnête ! Va ! Et laisse le pape, qu'on ne connaît pas ses idées. Si j'te dis que ça peut aller pour toi, c'est qu'ça peut aller ! Tu verras. C'est l'or qui t'gêne ? J't'ai dis ça, mais ça n'est pas éclatant ! Tu t'souviens d'Honorine de Bourchenat ? Et bien comme ses cheveux, avec ce reflet là. Tu vois ? Tiens comme du cuivre si l'or te gêne. Mais alors de toute beauté !
- Ah, fais donc comme tu voudras. Je me fie à toi. Tu es assez artiste.
Comment ça dis donc, se dit le tisserand en entrant dans son atelier où la machine tape ? Artiste c'est un travail ! C'est l'eau du torrent qui lui fait tourner ses dévidoirs et ses bobines, et qui fait aller le va-et-vient des métiers et le cisaillement des lisses qui montent et s'abaissent. Ça marche avec une roue en bois qui est là-bas dans le courant de l'eau et, de temps en temps, il faut aller la rapetasser avec des planches et des clous. Parce que le torrent sort tout cru de la montagne. Il est froid et chargé de silice.
- Et Jules ! Appelle Henriette Coeur. Il y a des dévidoirs qui tournent drôlement. Viens voir.
C'est encore ce limon de pierre qui a usé les planches. Il va tirer la grosse barre de bois qui arrête la roue. Il revient au bout d'un moment pour chercher des clous et le marteau.
- Tu en as pour longtemps ? Dit Henriette.
- Allez donc prendre l'air dit-il. J'en ai au moins pour deux heures. Alors dit sa femme :
- Ecoute Jules, moi je vais faire ma blanquette de chevreau.
- Vas-y dit-il. Car sa femme travaille avec lui, ainsi que ses filles et son fils et Henriette.
- Ecoute, dit Henriette. Qu'est-ce qu'je fais mois d'ce temps ?
- Vas donc prendre l'air. Dit-il.
- Qu'est-ce que tu veux que j'prenne ? Dit-elle. - Ecoute un peu. Si tu veux que j'regarde comment on pourrait torsader le violine et le marron, dis ? Dis Jules. Avec quatre fils. Dis ? Si tu continues à faire de ce gris, toute la vallée va être habillée de gris ! Faisons donc des choses un peu plus gai, qu'est-ce que tu en dis ?
- Regarde donc puisque tu veux, mais va donc faire ça là-bas à l'air sous les saules.
- Il en tient pour son air !
Mais elle y va.

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